Le ciel est couvert. D’épais nuages noirs rendent la visibilité médiocre. Le Bell zigzague dans les airs en cherchant les siens ; mais comment les reconnaître sur ces pentes escarpées et touffues ? Vus de là-haut, ils se ressemblent tous, légionnaires et fellaghas !
Le colonel veut, à tout prix, localiser ses enfants isolés dans la nature hostile. Il les sait en mauvaise posture et il lui faut leur venir en aide.
Soudain, il croît les reconnaître… Oui ! Du sol, on lui fait des signes… Pas de doute, ce sont eux… Et, pour s’en assurer, il demande au pilote de descendre. Hélas, une rafale cingle l’air ; atteint par une balle, le colonel a la force de murmurer : « Je suis touché », et il s’affaisse sur son siège.
Le pilote donne pleins gaz, en vain ! La blessure est mortelle.
Ce chef de corps, qui cherche à sauver les siens, est le lieutenant-colonel Brochet de Vaugrigneuse, commandant provisoirement le 3e REI.
Depuis 48 heures, il pleut à torrent. C’est normal au printemps sur la zone côtière de l’est algérien et, par deux fois, la reconnaissance prévue est remise.
Nous sommes en avril 1957 et le 3e Etranger vient de quitter le massif tourmenté des Aurès pour le relief verdoyant de la Petite Kabylie, aux portes mêmes de la presqu’île de Collo.
Sentinelle avancée, la 2e compagnie monte la garde au poste dit « Le Promontoire », à une dizaine de kilomètres au nord de la petite ville d’El-Milia. Et, tout au nord, jusqu’à la mer, un terrain montagneux, inconnu.
Puis, à l’aube du 2e jour, le ciel paraissant plus clair, un serpent grisâtre quitte le poste et s’infiltre sur les pentes boisées du douar M’Chatt.
En tout, une quarantaine de gradés et légionnaires commandés par un officier. Il y a là, le sergent-chef Holzendorf, dit « Papa », adjudant de compagnie, qui sort pour « se dérouiller les jambes ». Le chauffeur de la Jeep du capitaine, qui en a assez d’être un « planqué ». Le caporal infirmier et l’ordonnance du lieutenant, le légionnaire Thomas, 19 ans, pour qui il fait bon vivre à l’air libre et qui ne changerait certes pas ces promenades pour tous les piques-niques de France et de Navarre. Il y a toute la 3e section, forte de 17 hommes et la 2e qui n’en compte que 15 sur les rangs.
Et, brusquement, c’est le contact. La fusillade éclate, violente et nourrie. De face d’abord, puis de côté. Les rebelles sont partout. Le petit détachement est encerclé.
En traînant les blessés, en ripostant, en manœuvrant tant bien que mal, en rendant compte à la radio, le lieutenant donne l’ordre de se replier sur trois mechtas, aux abords mêmes du village qu’ils viennent de quitter.
Il faut organiser la défense, regrouper le monde, percer des créneaux dans les murs en terre battue, voir à gauche, à droite, et Thomas à juste le temps de crier « Attention ! »… et il se plie en deux, atteint par une rafale. Le lieutenant voit la vie s’exhaler de ses yeux, tant assoiffés d’elle. Plus loin Warnecke semble dormir. Il est déjà mort.
Le lieutenant regarde autour de lui : des doigts crispés sur les crosses, des visages blêmes, des yeux durcis, des mâchoires contractées ; les légionnaires veillent et ne bronchent pas.
Puis, comme pour démentir la loyauté apparente de ces barbares, un cri affreux de douleur retentit sous les oliviers : « Mamma, Mammaaa… ».
On retrouve plus tard le corps sauvagement mutilé du pauvre Ingelmo Guttierez qui, blessé à la cheville lors du repli, a été fait prisonnier par le HLL.
Le combat reprend au ras du sol, sournois, implacable.
Un seul FM que le chef Holzendorf dirige en personne, mais quel handicap dans ce terrain accidenté et boisé !
Le tireur est vite blessé ; Altindiu, le chargeur, et Bittner, le pourvoyeur, ne tardent pas à être tués.
Courageusement, « Papa » prend place ; il lâche quelques rafales. Ce ne sera pas long. Il reçoit une balle en pleine poitrine.
Son agonie dure deux heures et les dernières paroles de ce vieux soldat qui, sous deux drapeaux, a connu les champs de bataille de l’Europe à l’Asie, sont : « Il faut tenir… mon lieutenant… il faut tenir… »
La radio marche encore ; la voix amie du capitaine, commandant la 4e portée, les rassure : au loin, vers la vallée, on entend l’aboiement rageur des armes automatiques et le miaulement des balles arrive jusqu’à eux, comme un espoir.
La pluie recommence à tomber, plus drue, plus froide. Dans la mechta sans toit, entre les plaintes des blessés, les coups de feu, la radio se tait.
Il est 14 heures.
Une grenade tombe du ciel, vient rouler en fusant contre le légionnaire Quinche qui, blessé au ventre, est allongé près d’un mur.
Désabusé, il la regarde, se tourne vers elle ; la mort est instantanée.
La pression des rebelles se fait plus violente. La 4e Portée et le 18e RCP, appelés en renfort ne leur laissent guère de répit. La proie tant convoitée paraît leur échapper.
Il pleut toujours et le combat continue. Les munitions commencent à se faire rare. Chacun économise les cartouches de son mieux.
Le légionnaire Grobe les voit trop tard ; ils ont rampé jusqu’à lui, il est abattu avant même qu’il puisse esquisser un geste de défense.
Le légionnaire Mazzocco regarde par un créneau : il n’a pas le temps de souffrir ; la balle l’atteint en plein front ; il tombe à la renverse, les bras en croix.
Il est presque 17 heures.
Dans un ultime sursaut de rage impuissante, les rebelles balaient d’un feu nourri la position, puis ils sont contraint de lâcher prise. Et c’est le silence et, comme on dit, un silence de mort…
Quant le lieutenant de la 4e portée arrive sur les lieux, il est 17 h 45. Les amis sont là. Tout le monde se regarde incrédule.