L'abrégé doctrinal de Charles Maurras
par Robert Brasillach in Les Quatre Jeudis. Images d'avant-guerre, Editions Balzac, 1944, 519 pages.
Mes Idées politiques, publié tandis que l'auteur purgeait ses huit mois de prison imposés par le Front Populaire pour s'être opposé à la guerre possible contre l'Italie en 1937, sont le plus beau livre de Charles Maurras. Je le dis sans oublier cette Somme de ses réflections politiques et critiques qu'est le Dictionnaire (I). Mais le Dictionnaire est un monde, un monde avec ses jardins, ses forêts, ses paysages divers. On s'y promène, on y erre, dans une sorte d'étonnement immense. Devant qui ne connaîtrait pas Maurras, j'ouvrirais sans doute le Dictionnaire au hasard, pour lui enseigner la richesse, la beauté parfois confuse, où voisinent des pages de diamant et des discussions bien mortes, des polémiques oubliées, des vues sur lesquelles il y aurait beaucoup à dire, des jugements sur les hommes que le temps à dû corriger. Seulement, je crois bien qu'aujourd'hui, je lui donnerais tout d'abord Mes Idées politiques. Car dans ces quatre cents pages, il découvrira la variété, mais aussi la logique, l'ordre, il s'instruira des principes en même temps que de leur application au vrai. Ou plus exactement, car le procédé est toujours inverse, il s'instruira de ce qu'est le monde, et des lois qu'il laisse deviner. Je le répète, c'est le plus beau livre de Charles Maurras, le plus clair et le plus complet à la fois, celui qui fait briller sur nous et sur l'univers le plus de lueurs. Indépendamment des applications, sur lesquelles on pourrait n'être plus d'accord avec l'auteur, il s'occupe des principes du gouvernement et des principes de l'homme.
On sait comment il est composé. Mme Pierre Chardon, à qui nous devons l'immense labeur du Dictionnaire, a choisi les fragments qui composent Mes Idées politiques. Elle les a mis en ordre, partant des méditations sur l'homme et les principes, la civilisation, abordant les divers éléments de la science de gouverner, puis la démocratie, les questions sociales, et évoquant enfin, pour finir, par un « retour aux choses vivantes », la patrie, fait de nature, la France et les Français, et le nationalisme intégral réalisé (selon Maurras) dans la Monarchie.
Mais cette partie ne compose que les trois quarts du livre. Le reste est fait d'une préface, d'une méditation sur la politique naturelle, entièrement inédite, et qui est sans doute un des plus beaux « traits de l'homme » qui ait été écrit. Il me semble que, dans l'avenir, cette Politique naturelle écrite en prison sera aussi célèbre que les textes les plus fameux et qu'on aura à coeur d'aller y chercher les principes de l'éducation des hommes, le sens passionné de leur existence et de leur grandeur. On a déjà dit du Dictionnaire qu'il était une Contre Encyclopédie. Cette Politique naturelle sur laquelle on n'a pas fini de méditer, est un Anti-Contrat social et plaise au ciel qu'il en naisse autant de réflections bonnes et justes qu'il en est né de nuisibles et de fausses de l'oeuvre de Rousseau. De même que le contenu idéologique du Contrat social à servi de base à la République, on peut concevoir un régime qui reposerait sur la Politique naturelle. Elle y serait commentée dans les classes et les Sorbonnes, et des professeurs nous expliqueraient comment l'oeuvre de Charles Maurras a abouti à ces cent pages d'or pur, grâce aux bons soins d'un prince hébreu, sans doute ami des Lettres, et de huit mois de prison pour irénérastie (ce vice inédit, croyez-m'en, est l'amour de la paix).
« Le petit poussin brise sa coquille et se met à courir.
« Peu de chose lui manque pour crier : "Je suis libre..." Mais le petit homme ?
« Au petit homme, il manque tout. Bien avant de courir, il a besoin d'être tiré de sa mère, lavé couvert, nourri. Avant que d'être instruit des premiers pas, des premiers mots, il doit être gardé de risques mortels. Le peu qu'il a d'instinct est impuissant à lui procurer les soins nécessaires, il faut qu'il les reçoive, tout ordonné, d'autrui.
« Il est né. Sa volonté n'est pas née, ni son action proprement dite. Il n'a pas dit Je ni Moi, et il en est fort loin, qu'un cercle de rapides actions prévenantes s'est dessiné autour de lui. Le petit homme presque inerte, qui périrait s'il affrontait la nature brute, est reçu dans l'enceinte d'une autre nature empressée, clémente et humaine : il ne vit que parce qu'il en est le petit citoyen. »
Telle est la première de ces pages. Elle seule pourrait nous suffire pour longtemps. Aux temps de ma philosophie, on me faisait réfléchir sur certain petit poulet qui sort de sa coquille, poursuivant l'élan vital qui l'a poussé jusqu'ici à travers sa vie embryonnaire, tel que l'a imaginé Bergson. Mais le petit d'homme n'est pas le petit poulet. Et je pense encore à tous les philosophes qui ont imaginé de remonter à la source, à la première heure, pour en tirer leurs conséquence : Bergson encore, qui affirme au début des Deux Sources de la Morale et de la République que la notion du fruit défendu est ce qu'il y a de plus ancien dans la mémoire de l'individu et celle de l'humanité. Mais, mémoire ou non, il y a quelque chose de plus ancien encore : c'est cette naissance d'un petit animal qui est tout de suite un petit citoyen.
Il ne s'agit pas, pour celui qui veut connaître la raison brillante des choses, de partir de principes abstraits, d'une idéologie, d'une fausse morale, qui ne pourraient que gâter tout. Il s'agit de partir de ce qui existe. Dans les notes sur la morale et la politique que l'on trouve au centre même du volume, toutes les distinctions sont faites comme il convient : « Nous ne savons s'il est juste qu'un fils ne puisse choisir son père, ou qu'un citoyen soit jeté dans une race avant d'en avoir manifesté le libre voeu, le libre choix. Nous savons que les choses ne sont pas maîtresses de se passer autrement. » L'erreur contre laquelle doit se dresser tout politique est celle qui suppose la société née d'un contrat de volontés, alors que la société est un fait de nature.
Comment, de l'observation exacte de ce fait, on peut partir pour construire une politique naturelle, c'est ce que verront les lecteurs de ce livre. On ne veut ici qu'en donner une idée, et donner une idée de l'enthousiasme avec lequel on le découvre. Aux temps de sa jeunesse, le vieil helléniste socialiste Bracke-Desrousseaux avait adressé un Lucien à Charles Maurras, avec une dédicasse en grec qui saluait « celui s'est approché au plus près de la chose politique » Telle était alors l'opinion du directeur intérimaire du Populaire [B].
C'est grâce à cette observation des faits de nature et de ce qui existe que Charles Maurras arrive à définir tant de principes et tant d'idées qui paraissaient si souvent, dans l'esprit des hommes, troubles et faux. Quelques-unes de ses plus belles pages se trouvent sans doute au chapitre de la liberté, où la liberté est toujours conçue comme un pouvoir ou comme une force. Le petit homme que nous évoquions tout à l'heure n'est pas libre, parce qu'il n'a pas de pouvoir et pas de force : « Qui dit liberté réelle dit autorité. La liberté de tester crée l'autorité du chef de famille. La libetré communale ou provinciale crée le pouvoir réel des autorités sociales qui vivent et résident sur place. La liberté religieuses reconnaît l'autorité des lois spirituelles et de la hiérarchie interne d'une religion. La liberté syndicale et professionnelle consacre l'autorité des disciplines et des règlements à l'intérieur des corporations et compagnies de métier. » Et je voudrais citer longuement cette hymne religieuse à la liberté, si grave, si belle, d'une musique raisonnable si profonde : « La liberté, c'est la puissance... Qu'est-ce donc qu'une liberté ? Un pouvoir... Celui qui ne peut rien du tout n'est pas libre du tout. Celui qui peut médiocrement est médiocrement libre. Celui qui peut infiniment est aussi libre infiniment... Une autorité n'est qu'une liberté arrivée à sa perfection. Loin que l'idée d'autorité contredise l'idée de liberté, elle en est, au contraire, l'achèvement et le complément. »
Mais si ces vérités naturelles, ces vérités de fait, sont la base de la politique, faut-il dire que là doit s'arrêter l'effort de l'homme ? Avec une patience infinie, Charles Maurras se contente d'étudier cette géographie de l'habitat humain, les conditions les meilleures où il puisse vivre. Avant d'être un héros, un saint, un génie, il faut d'abord être. Cette vertu première est si nécessaire qu'on ne saurait rien imaginer sans elle. Toutes les métaphysiques folles oublient cette banale et première condition. A nous l'imposer s'est attachée l'auteur de Mes Idées politiques. Seulement, ces faits comportent leur leçon, leur salut, et on peut aller au delà. Le tout est de suivre l'ordre qui convient. Il faut d'abord « approcher et palper cette précieuse étoffe de la vie en société ». Ensuite, on pourra découvrir, - Charles Maurras l'indique avec discrétion - certains thèmes, certaines vérités d'un autre ordre. « Le voyage aux demi-ténèbres de la physique sociale ne peut se faire sans éveiller, dans leur pénombre, diverses transparences qui éclairent, comme par-dessous, tel et tel plan où nos éléments purement matériels rejoignent nos éléments personnels et moraux, et peuvent même aspirer à atteindre telles parties divines de l'ordonnance de la vie... La conclusion pourrait dépasser la physique. Elle fait entrevoir que l'Etre brut ne peut pas ne pas renfermer une essence formelle et certaine de Bien.... L'humble intellection [C] du sensible élève le filet d'une lumière, qu'on n'attendait peut-être point, vers la méditation des lois supérieures, dont elle vérifie et renforce les termes. »
Mais il ne serait pas suffisant de voir dans ce livre extraordinaire un étonnant catéchise politique, un compendium [D] des idées de Charles Maurras sur la conduite du gouvernement. C'est aussi, et c'est même avant tout, nous l'avons dit, un Traité de l'homme, qui nous instruit de la manière passionnée que les plus grands textes, tout aussi bien sur notre personne que sur les règles constantes de la société. C'est un Traité de l'homme, de l'homme terrestre, tel qu'il est, vacillant sur son sol, et soutenu par la société que forment les autres hommes, non point par contrat, non point par volonté, mais parce qu'il en est ainsi, et qu'il n'existerait pas si cette société n'existait pas lorsqu'il naît. Alors, il bâtit des villes, il fortifie son foyer de bois ou de pierres plates, il place des gardes armés de flèches sur ses murs et à ses portes, et les chercheurs de lois éternelles peuvent se promener en se tenant le bras au matin profond, tels que Platon les a vus au début du Protagoras.
Ce n'est pas un philosophe abstrait, ce n'est pas un stoïcien qui écrit ces pages. C'est un homme, au contraire, guidé par le caractère et par le coeur, et qui demande à sa raison les armes nécessaires pour sauver ce que réclame son sentiment, pour sauver les biens tendres et forts dont rêve l'espèce humaine : la paix, la liberté, la beauté, et, somme toute, le bonheur. Le dernier mot de la Politique naturelle nous l'enseigne : « Une pensée juste peut secourir (les hommes), parfois les sauver. C'est avoir pitié d'eux que de dire la vérité ». Ainsi s'accordent le sentiment humain et la force de la raison.
(1937)
(I) Sur le Dictionnaire, voir Portraits (1935).
[A] Charles Maurras fut condamné pour avoir écrit « C'est en tant que juif qu'il faut voir, concevoir, entendre, combattre et abattre le Blum. Ce dernier verbe paraîtra un peu fort de café: je me hâte d'ajouter qu'il ne faudra abattre physiquement Blum que le jour où sa politique nous aura amené la guerre impie qu'il rêve contre nos compagnons d'armes italiens. Ce jour-là, il est vrai, il ne faudra pas le manquer. » (L'Action française du 15 mai 1936) Parmi les premières mesures de la chambre de Front populaire figure le réarmement de la France. L'une de ses dernières fut de déclarer la guerre à l'Allemagne. Si la plupart des dirigeants nationalistes français ne sortirent pas vivants d'une guerre qu'ils n'avaient pas voulu, Léon Blum, juif, socialiste, belliciste, anti-allemand, passa tranquillement en France les 5 années de guerre mondiale et poursuivit sa carrière après la guerre. (NDMSR)
[B] Le Populaire était alors l'organe de la SFIO, l'ancêtre du Parti socialiste (NDMSR)
[C] Intellection : « Phénomène sémantique résultant de l'agencement de la signification et de la signification phénoménologique en une entité unique. La notion d'intellection est assez restreinte, seuls les organismes vivants ayant système nerveux pouvant manifester de l'intellection (= compréhension). Ainsi, l'intelligence artificielle comprend seulement par signification, non pas aussi par conscience. D'où, la différence que l'on fait entre intellection par signification et conscience d'une part, et intellection par signification seule d'autre part. » selon Mihai Drãgãnescu, L'Universalité Ontologique de l'Information (traduit, préfacé et annoté par Yves Kodratoff) (NDMSR)
[D] Compendium : recueil rassemblant les points essentiels d'un sujet. (NDMSR)