« Lorsque les Etats occidentaux modernes se sont constitués, ils ont proclamé le principe suivant : le gouvernement doit être au service de l’homme, et l’homme vit sur cette terre pour jouir de la liberté et chercher le bonheur (cf. par exemple la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis). Or, voici qu’au cours des dernières décennies le progrès technique et le progrès social ont enfin permis de réaliser ce rêve : un Etat assurant le bien-être général. Chaque citoyen a reçu la liberté tant désirée, en même temps que la quantité et la qualité de biens matériels qui auraient dû assurer son bonheur – du moins selon la conception à bon marché qu’on s’en était forgée au cours des mêmes décennies. (En négligeant seulement un petit détail psychologique : le désir constant d’avoir toujours plus, toujours mieux, et la lutte serrée qu’il entraîne impriment sur beaucoup de visages occidentaux la marque de la préoccupation et même de l’accablement, en dépit de l’usage qui commande qu’on dissimule soigneusement des expressions comme celles-là. Cette concurrence active et serrée mobilise toutes les pensées de l’individu, bien loin de favoriser son libre développement spirituel.) Chacun se voit assurer l’indépendance par rapport à de nombreuses formes de pression étatique, la majorité dispose d’un confort dont nos pères et nos grands-pères n’avaient aucune idée, on peut désormais élever la jeunesse dans l’esprit des nouveaux idéaux, en l’appelant à l’épanouissement physique et au bonheur, de l’argent, des loisirs, en l’habituant à une liberté de jouissance presque sans limites – alors dites-moi au nom de quoi, dites-moi dans quel but certains devraient s’arracher à tout cela et risque leur précieuse vie pour la défense du bien commun, surtout dans le cas brumeux où c’est encore dans un pays éloigné qu’il faut aller combattre pour la sécurité de son peuple ?
Même la biologie sait cela: il n’est pas bon d’être habitué à un trop grand bien-être. Aujourd’hui, c’est de la vie de la société occidentale que le bien-être a commencé de soulever son masque funeste. »
Alexandre Soljénitsyune,
Le Déclin du Courage.
Discours de Harvard, 1978.